Il y a douze ans, j’ai réuni un groupe de comédiens de ma génération avec lequel est née la Compagnie des Dramaticules. Ensemble, nous avons créé une grammaire de jeu. Travailler en troupe nous a permis de créer un répertoire de spectacles toujours vivants, enrichis par les années et les créations nouvelles.
J’aime que cohabitent dans un même spectacle la tradition et l’expérimentation, la grandiloquence et le réalisme le plus trivial, la moquerie satirique et l’hommage vibrant, la tragédie classique et le canular. Mes choix de répertoire et de création sont toujours guidés par cette envie de décloisonner les genres, de bousculer les codes, de contester la notion de format. Parce que son héros est un insoumis, Don Quichotte cristallise ce rapport au théâtre, ce rapport au monde. C’est une satire des romans de chevalerie mais c’est aussi, comme l’a dit Borges, « un secret adieu nostalgique » au roman de chevalerie. Cette ambigüité entre sacralisation et désacralisation soulève la question de la légitimité des classiques, de la foi dans les chefs-d’œuvre : quelle est la part d’authenticité et d’imposture dans l’acte créateur ? Quelle est la frontière entre le réel et le fantasme, entre le souvenir et le rêve ? Et Don Quichotte semble répondre : tout ce qui est beau est vrai ! La volonté de croire crée la vérité.
L’histoire en quelques mots : Alonso Quijano a lu trop de romans de chevalerie. Il en devient fiévreux et fou. Il change de nom, décide de se faire chevalier errant et part sur les routes, accompagné de son écuyer Sancho Panza, cherchant la gloire, défendant les opprimés, pourfendant les oppresseurs, luttant contre les injustices de ce monde. Et dans cette quête d’idéal, il confond théâtre et réalité, met sur un pied d’égalité les livres saints et profanes, et devient, jusqu’à la transe, un fanatique de la fiction chevaleresque.
Don Quichotte a une place particulière dans l’inconscient collectif. C’est une œuvre que tout le monde connaît mais dont les lecteurs sont finalement plutôt rares. On en connaît les deux principaux personnages, Alonso Quijano et Sancho Panza, l’épisode des moulins à vents, l’amour du héros pour sa Dulcinée, son cheval Rossinante, mais guère plus. Et cela, à vrai dire, n’a pas tellement d’importance. Cervantès a créé un type, un personnage si exceptionnel qu’il a rendu le détail de ses aventures presque secondaires.
Il y a dans Don Quichotte une distanciation entre l’auteur (Cervantès) et le narrateur (l’historien Sidi Hamet Ben Engeli). Cette distanciation permet à Cervantès d’être à la fois le défenseur et le critique du roman qu’il est en train d’écrire. Cette mise en abyme constante, ce jeu avec le lecteur est ce qui me fascine le plus. L’histoire qui nous est contée est annoncée comme véridique mais son conteur lui-même est un personnage de fiction. Cervantès va plus loin : il multiplie les allers-retours entre fiction principale et fictions secondaires, et fait faire du théâtre à ses personnages. Tous ces renversements, ces imbriquements et ces jeux de miroirs, ne peuvent être réduits à des prouesses stylistiques. Ce rapport singulier à la fiction fait de Don Quichotte le premier roman moderne : un roman qui scrute le roman. Cette spécificité rend le travail de l’adaptation pour la scène indissociable du travail au plateau avec les acteurs et les techniciens.
Au théâtre, il n’y a de réel que la représentation, avec ses acteurs jouant le spectacle et ses spectateurs y assistant : je crois en la vérité de la représentation théâtrale mais non en une fiction strictement réaliste. En revanche, il n’y a pas de lieu plus propice que le théâtre pour confronter la fiction et la réalité. Shakespeare, Calderón, Hugo, Pirandello, Brecht : tous ont compris que la force du théâtre se trouve précisément dans ces instants de trouble où la fiction et la réalité deviennent une seule et même chose, où les personnages sont des acteurs qui jouent des personnages, devant un public qui joue le jeu de la représentation.
J’imagine la scène jonchée de matériels divers (caméras, écrans, rails, projecteurs sur pieds, grue, régie, micros, toiles peintes, un cheval surdimensionné, armures…). Le choix d’un plateau de tournage comme scénographie doit créer d’emblée une superposition entre la fiction (l’histoire) et la réalité (la représentation). Le spectacle conte l’histoire d’un homme qui décide de lutter contre la médiocrité du monde pour la transformer en une épopée fantasmagorique. C’est, je crois, la quête de tout artiste et de tout spectateur.
Jérémie Le Louët