Les enfants de Dom Juan ne savent pas pleurer
Ce prélude a été écrit pour être dit dans le foyer du Théâtre de Suresnes Jean Vilar par un groupe de 11 jeunes élèves du Conservatoire de Suresnes et leur professeur Vincent Tribout avant la représentation du spectacle Dom Juan, mis en scène par Emmanuel Daumas à la Comédie-Française.
Le discours est écrit comme une partition vocale. Je cherche des formes d’éloquence collective, des espaces de parole hybride pour donner voix à des identités de groupes où ensemble, on trouve la force de parler.
J’éprouve et élabore ces formes collectives de l’oralité grâce à l’invitation de Carolyn Occelli à être artiste associée au théâtre.
Zelda Bourquin
Le texte qui suit est écrit sous forme de partition :
en CAPITALE D’IMPRIMERIE : Parler fort/Accentuer
En italique : chochuter
En gras : Voix collective
1.Les Sganarielles
Mesdames et messieurs, Bonjour.
Nous sommes les Sganar-
ELLES.
C’est-à-dire le Sganarelle de Molière
s’il avait été ELLE
et qu’il n’avait pas été
lui.
SGANARLUI :
Quant à moi je suis complètement minoritaire.
Et j’ai décidé de FRANCHEMENT n’pas me cacher.
A force je me sens plutôt bien. J’ai entamé des procédures pour me faire appeler Sganar-IL,
mais j’hésite encore. Peut-être que je préfère carrément m’appeler Sganar-lui.
Comme ça les choses sont claires.
DONC. Nous sommes les Sganar
-ELLES.
Cela est très important. Nous considérons en tant que groupe d’action littéraire par
anticipation que Sganarelle, le valet de Dom Juan
aurait dû
et aurait pu
Être
Une ELLE
Et qu’est ce que ça aurait changé ?
Nous n’arrivons pas à l’envisager encore
SGANARLUI :
Tout ce projet vient d’une étude que je leur ai envoyé MOI-MÊME. Ca s’appelle :
L’expérience de la lampe.
Qui ici connaît l’expérience de la lampe ?
Le protocole à suivre est assez simple
dans les histoires on remplace un personnage féminin par… UNE LAMPE et on voit si
l’histoire est modifiée.
Parfois une lampe qui s’éteint
ou qui s’allume
a BEAUCOUP PLUS d’impact sur le déroulement de l’histoire qu’une femme !
SGANARLUI
Concernant mon maître Dom Juan,
Les femmes eurent BEAUCOUP d’impact sur lui – comme vous le savez.
Beaucoup plus qu’une lampe ! Il ne serait JAMAIS sorti de son LIT
SANS les femmes.
MAIS, c’était pour mieux y retourner.
BON
Il y a aussi un autre protocole
celui d’Alison Bechdel.
On appelle aussi cela
Le syndrôme de la Schtroumpfette
Quand on découvre une histoire on observe 3 critères :
1 – il doit y avoir au moins deux femmes nommées (nom + prénom)
2 – il faut qu’il y ai une scène où elles parlent ensemble
3 – il faut que la discussion n’ai pas de rapport avec un homme
NOUS RÉPÉTONS
1 – il doit y avoir au moins deux femmes nommées (nom + prénom)
2 – il faut qu’il y ai une scène où elles parlent ensemble
3 – il faut que la discussion n’ai pas de rapport avec un homme
En tant que Sganar-elles,
SGANARLUI : Et Sganaril
EN TANT QUE SGANARIIIIELLES
Nous avons constaté que le protocole de la lampe n’était PAS concluant concernant Don
Juan, puisque de toute façon il n’y en avait pas à l’époque
MAIS
Nous avons largement admis , que celui d’Alison Bechdel,
celui du Syndrôme de la Schtroumphette, l’était !
BIEN !
Une fois cela admis.
Nous avons décidé d’abandonner complètement ce genre de réflexion beaucoup trop dans
l’air du temps.
Et d’embrasser à nouveau des pensées anciennes à caractères ANTHROPOLOGIQUES
2.Le Festin de Pierre
Nous sommes des Sganarielles
Ce que nous avons vu
du temps
où Molière nous fit naître
Ce que nous avons entendu
Du temps
où les drames
se disaient
en vers et la rime
Nous le portons
nous le vociférons
nous tentons de le digérer
pour mieux
comprendre
Comprendre
jusqu’où le désir de vivre
peut conduire l’humaine humanité
Sentir la frontière
ténue
Où l’appétit de vivre
devient comme le contraire de vivre
Comprendre
que nous nous débattons dans les mystères de la vie
C’la est impossible !
Le mystère ne se comprend pas à hauteur de cerveau !
La nuit
La nuit nous cauchemardons
encore
D’un côté
Dom Juan
Intenable
Ingouvernable,
inarrêtable
si ce n’est par son désir
De l’autre
Nous
les Sganarielles !
Dom Juan Dom Juan !
Tu as tout défié : Dieu, la morale, les moeurs et les coeurs,
les paroles données, et les paroles reprises,
l’autorité paternelle,
ET l’autorité Sganarelle. Oh j’ai été valet, valette, MAIS ce que j’ai toujours sû c’est que
MOLIÈRE quand il jouait, il ne jouait pas ton rôle, mais le mien.
Alors écoute ce que nous voulons te dire. POUR UNE FOIS, UNE DERNIÈRE FOIS
Dom Juan tu étais libre, OUI
Quand nous autres les Sganarelles avions encore peur de Dieu et des qu’en dira-t-on
Il en faut bien des humains libres on se disait !
Il en faut bien !
Mais libres de quoi ?
Libre de qui ?
De la morale ?
ce n’est pas encore assez
Libre du regard des autres ? Du regard là- haut ?
ce n’est pas encore assez
Libre de la peur de la mort ?
Pourquoi pas
Mais ce n’est pas encore assez
Tu pouvais tout faire
tout faire
plus libre que les libres
Oh Dom Juan, tu aimais la géométrie, l’arithmétique, la logique
et sous la protection de la raison
tu libérais la liberté même de tous ses carcans
tu libérais ton désir, le libérais à tout le vent et à tous les coeurs
Toujours plus libre ton désir !
étrange folie à l’époque dans ta tête d’homme.
MAIS QUEL DÉSIR ?
MOLIÈRE SERAIT FIER DE NOUS, l’âge des siècles nous va mieux qu’à toi. Nous avons
gagné en sagesse.
C’est génial cette histoire de désir excessif
Nous avons l’impression d’enfin comprendre l’histoire que nous avons joué depuis presque
5 siècles!
CHUT
DISONS LA SUITE
ET FINISSONS
3.Les enfants de Don Juan ne savent pas pleurer.
Dom Juan Dom Juan !
A Force de désir de vivre
tu as TUÉ le désir de vivre
partout autour de toi
Nous le savons
Nous le sentons
car du maintenant que nous te parlons
Le monde a pris ton image !
nous sommes dans un monde
où RIEN
ne résiste à nos désirs
plus puissant que toi nous sommes,
nous les modernes
l’étendue de NOS désirs
ont TERRASSéS
l’étendue des TIENS !
Tout
tout
nous pouvons désirer tout !
Construire TOUT,
posséder TOUT
jusqu’aux âmes !
Tout est disponible à l’usage et à l’usure
disponible à nos désirs
Nous pouvons consommer TOUT
TOUT ce que nos désirs
désirent
Tu as des héritiers Don Juan ne craint rien !
Tu as des héritiers Don Juan ne craint rien !
Tu es devenu immortel
quand les humains sont mis à désirer le savoir et le pouvoir au-delà de tout ce qui était
possible.
Et aujourd’hui ?
Ils veulent télécharger leur conscience dans un ordinateur plutôt que de vivre dans leur
propre corps,
Et aujourd’hui?
comme toi
nous voulons devenir
plus fort que le Temps,
plus fort que la mort
plus fort que la vie
si je peux
je le fais
Si je veux je le peux
jusqu’à consommer mon propre désir de vivre !
Et désormais, nous vivons avec un cœur trop vide
dans un monde trop plein, nous sommes désabusés de tout
En secret le soir je pense :
Je voudrais vivre de désir et d’eau fraîche
et ne désirer que l’eau fraîche
VOILA
NOUS SOMMES LES SGANARIELLES
Ressuscité ICI dans le foyer d’un théâtre. Pas pour nous la grande scène. C’est ici au foyer
de Suresnes Jean Vilar que nous pouvons dire ce que nous aurions pu et dû dire !
A tout ceux qui font de l’excès leur désir,
Qui font des possessions leur conquête
Nous disons
Tout
vous pouvez presque tout
vous les héritiers de Don Juan.
Mais il y a une chose qui résiste à votre désir.
Vous ne pouvez plus pleurer.
VOUS NE SAVEZ PAS PLEURER
Dom Juan !
Jamais !
Jamais !
Nous ne t’avons vu pleurer !
Quelqu’un qui sait tout faire, qui veut tout faire, et qui peut le faire
N’est plus rien
s’il n’est pas capable de pleurer
Et il n’y que les larmes qui auraient pu faire de toi le plus grand des hommes
Il n’y a que les larmes qui ont le pouvoir de faire fondre la glace qui isole
Dom Juan, ni l’amour, ni la joie ne portent en eux la froideur
tu le savais
tu la sentais
cette froideur à l’intérieur de toi
Car vouloir posséder
les êtres
comme on possède des objets
nous condamne à ne plus jamais sentir la chaleur de la vie-même
UN GRAND FESTIN DE PIERRE ET DE LITHIUM DE COBALT ET DE CARBONE
AH MOLIÈRE NOUS MANQUE
CA TOMBE BIEN IL NOUS ATTEND JUSTE DERRIÈRE LA BAS
BIENTOT NOTRE TIRADE A l’ACTE III
la seule qui restera nous le savons
NOUS SOMMES les Sganarielles et quand un Sganarelle parle à l’Acte III, c’est toutes les
Sganarielles qui parlent et qui disent les paroles qui ne pourront jamais tuer la vie :
Mais monsieur, avec mon petit sens, mon petit jugement, je VOIS les choses mieux que
TOUS les livres, et je comprends FORT bien que ce monde que NOUS voyons n’est pas un
champignon qui soit venu tout seul en UNE nuit.
Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-LA, ces rochers, cette terre, et ce ciel
que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même. Vous voilà, VOUS, par exemple,
vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait
engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la
machine de l’homme est composée sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans
l’autre ?
ces nerfs,
ces os,
ces veines,
ces artères,
ces…, ce poumon,
Nous avons finalement arrêté de fumer- ce coeur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui…
Il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, que tous les savants ne sauraient expliquer.
Cela s’appelle le mystère.
J’ai QUELQUE CHOSE dans la tête qui pense CENT choses différentes en un moment, et
Cette chose fait de mon corps tout ce qu’elle veut ?
Nous pouvons… frapper des mains,
hausser le bras,
lever les yeux au ciel,
baisser la tête,
remuer les pieds,
aller à droite,
à gauche,
en avant,
en arrière,
tourner…
ET
SALUER